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#29 - Le Décapiteur de santé : Portrait de collaborateur



Transcription du podcast :

Bienvenue sur le podcast « Parlons UX Design ». Je suis Thomas Gaudy, UX designer spécialisé en accessibilité des jeux vidéo aux personnes ayant un handicap.


Salut tout le monde pour ce 29e podcast!

En UX Design, c’est souvent utile de faire des personas.

Les personas sont des archétypes de clients ou d’usagers qui pourraient être amenés à utiliser vos projets.

C’est d’ailleurs en général plus robuste lorsque vos créations de personas s’ancrent dans la réalité via des études le plus souvent statistiques.

La plupart de mes clients et partenaires n’avaient en général pas beaucoup d’intérêt pour la considération de personas.

« Pas de temps, pas d’intérêt, on connaît nos utilisateurs » : toutes sortes d’excuses, en fait. Bref, les personas, sur le papier, c’est très bien, et sur le « terrain », il s’agit souvent de faire le travail le plus vite possible, avec le résultat le plus visible possible, sans détour, sans remise en question.

Efficacité, rapidité, synergie.


Mais après tout, les personas, ça peut s’appliquer à peu près à n’importe quelle démarche.

Et si les statistiques sont importantes, car elles peuvent apporter plus de consistance à vos archétypes, vous pouvez aussi passer par une démarche plus qualitative, basée sur des rencontres mémorables, des comportements hors du commun ou, bien au contraire, très représentatifs de votre réalité; des modèles d’interactions épiques ou, bien au contraire, tout à fait banales.

Ce qui compte, dans la constitution de vos personas, c’est la méthodologie de conception : elle doit être transparente pour faciliter la compréhension de sa fiabilité et pour permettre de réfléchir aux usages que l’on souhaite en faire.

Le plus souvent, l’usage, c’est l’amélioration des processus d’interaction, des interfaces, l’efficacité à atteindre plus rapidement un but – ce but pouvant être évidemment différent selon justement le type de persona.


Il y a d’autres usages envisageables, dans d’autres contextes d’interaction.

Ce podcast s’adressant aussi à des personnes souhaitant travailler dans le design, je vous propose de dépeindre non pas des personas, mais des portraits; non pas d’utilisateurs, mais de collaborateurs.


Autant les usagers d’interfaces peuvent se faire embêter par des défauts de conception, autant vous, en tant que designer, pourriez aussi vous faire coincer par des situations d’interaction avec des collègues, qui se refermeraient doucement, mais sûrement comme des pièges bien sournois. Et ces situations auront des impacts sur votre travail et sur la qualité des projets qui vous passeront entre les mains. La façon dont vous gérez ces situations a aussi un impact en UX design.


Alors attention : pour ces portraits, pas question de balancer qui que ce soit, pas question de dénoncer des individus.

En premier lieu, parce que ça grillerait nos activités de consultant.

Ensuite, parce qu’il y a une forme de secret professionnel, donc une question de confiance.

Enfin, parce qu’aucun de ces collaborateurs que je pourrais dépeindre de cette façon n’a eu, finalement, de mauvaises intentions. En fait, ces collaborateurs ont probablement voulu faire de leur mieux.


Donc, c’est parti pour un premier portrait. Il y en aura probablement d’autres.


Pour le premier, je vous présente le « décapiteur de santé »!

Oui, on va y aller pour des appellations très imagées. J’aime bien l’« heroic fantasy ».

Ça aurait pu être le portrait du barbare buveur de jus de bébé, mais je commence modestement avec le décapiteur de santé.

Le contexte : un contrat de travail prenait beaucoup de temps à être négocié. Plein d’allers-retours, de discussions à rallonge, mais sur un rythme particulièrement lent.

Ce n’est pas forcément un problème en soi, chacun son rythme.

Au fur et à mesure de ces discussions, le périmètre de travail devenait de plus en plus clair. Comme ça arrive parfois, les négociations peuvent aussi tomber à l’eau, mais là, avec mon décapiteur, il s’est passé un truc particulier.


Normalement, pour ce travail-là, une fois terminé, il aurait demandé à être validé d’une façon un peu particulière. Le processus de vérification nécessite qu’il y ait une vérification sur une région atypique du globe.

Pour vérifier, pour valider le travail, il fallait prendre l’avion et aller quelque part pour vérifier que le travail fonctionnait bien là-bas. Mon collaborateur a annoncé partir en voyage pour valider le travail dont nous discutions… sans que ce travail ait été lancé par une signature de contrat ni un accord informel entre nous.

En fait, ce collaborateur a sauté une étape : il est parti subitement de l’étape où on discute (à savoir si je vais pouvoir faire ou pas le travail qu’il me demande) à l’étape de vérification du travail, que je n’ai évidemment ni démarré ni même planifié, car rien n’était conclu entre nous.

Il a annoncé partir en voyage en mettant en copie plein de collaborateurs pour valider un travail inexistant.


Donc, vraiment, what the fuck, décapiteur ?

Vraiment ? Sérieusement ? Tu annonces, comme ça, devant tout un tas de monde que mon travail va être évalué, que la date de vol est fixée… alors qu’on ne s’est même pas entendus sur les façons de le commencer, ce travail? Sans même parler des délais ?


Face à une situation pareille, il n’y a pas vraiment 10 000 solutions possibles. Il n’y a qu’une seule réponse digne à avoir : un petit démenti calme, une rétractation polie. On explique calmement où les négociations se sont arrêtées, et on ne tombe pas dans les promesses annoncées par d’autres, nous concernant, alors que ça n’a pas été discuté avant.


Vous faites ça, OK, c’est un boulot qui tombe à l’eau, mais il y en aura d’autres. Ce n’est pas grave. Ce que je veux dire, c’est que ce type de travail ne peut pas raisonnablement marcher, ce type de collaboration : un contrat qui n’est toujours pas signé, des délais qui deviennent tout à coup ridiculement courts, une annonce hyper embarrassante devant d’autres collaborateurs qui vous implique. Non, non, franchement, ne vous engagez pas là-dedans.



Mais évidemment, si le propos du travail vous enthousiasme particulièrement, si vous vous sentez l’âme d’un aventurier à vouloir voguer sur les mers, qui s’annoncent décidément beaucoup moins calmes que la période de négociation interminable qui précédait l’annonce, alors évidemment, pourquoi pas?


Pour ma part, j’ai été con, j’ai choisi l’aventure.


Donc, concrètement, une décision aberrante consistant à accepter un tel travail, ça se traduit par quoi ?

Ça se traduit par des nuits courtes. Plein, plein de nuits courtes. Je ne vais pas dire des nuits blanches, car il faut être taré ou stupide pour espérer tenir plus de trois jours à enchaîner les nuits blanches. Donc, c’est des jours et des nuits de travail ininterrompu. Ça ne marche pas. Assez rapidement, vous êtes vraiment complètement cuits. Donc, on parle de nuits courtes et bien pourries quand même, car en plus d’avoir des nuits courtes, j’ai eu beaucoup de difficulté à dormir, tant les délais et les problèmes rencontrés étaient évidemment envahissants.

Je n’avais pas vraiment d’interlocuteurs pour solutionner les problèmes rencontrés, donc en plus d’être juste sur les délais, j’étais seul et sans trop de contacts pour les solutionner, ces problèmes.


Ça a été une période de stress assez intense, sur un projet pourtant vraiment très intéressant. C’est d’ailleurs le principal moteur motivationnel de cette période : l’intérêt pour le propos du projet.

L’aspect financier était assez ridicule. Les interactions sociales, très faibles.


Par contre, j’ai appris beaucoup durant le projet et ça m’a été utile pour d’autres expériences professionnelles.

Mais, si on fait le bilan, est-ce que se cramer la santé pour ce projet valait le coup ?


La réponse courte : certainement pas.

On peut parler de trois types d’effets : les effets à court, moyen et long terme.

À court terme, je me suis quand même assez rapidement brûlé. Enchaîner les journées et les nuits pour livrer le travail dans les temps m’a fait perdre le contact avec la réalité, ce qui est quand même un comble pour quelqu’un qui bosse aussi dans le UX design.

Mon humeur et mon moral sont devenus très fluctuants, la moindre contrariété me rendait complètement dingue. En fait, j’étais complètement obsédé par le travail, j’en rêvais (j’en cauchemardais plutôt). J’étais vraiment barré très, très loin dedans, avec des aspects que je ne maîtrisais pas forcément très bien.


À moyen terme, j’ai ensuite récupéré, je me suis dit : « Waouh! c’était bien sportif celui-là, attention à ne pas trop faire ça souvent. ». À moyen terme, on en rigole.


Puis, à long terme, je crois que je n’ai jamais complètement, pleinement, récupéré de ce crunch solitaire. J’ai eu d’autres périodes de travail bien absurdes, que je n’ai jamais poussées de façon aussi intense. Mais c’était des périodes pour lesquelles mon état de santé dégringolait déjà plus vite, comme si l’expérience que je vous décris dans ce présent podcast m’avait fragilisé et fait perdre de façon permanente quelques points d’armure et d’endurance.


Mon décapiteur de santé n’était pas malveillant. C’est un point important, qui vaut le coup d’être souligné et répété. Dans cette situation, il était surtout déconnecté de ce que j’avais pu traverser pour lui, mais lorsque je communiquais avec lui, de façon générale, ça allait bien.

Alors certes, il y a eu ce gros gag d’annonce de validation de mon travail – alors non démarré – devant plein de témoins. Ça a été le déclencheur de ce marathon absurde, mais dans cette situation, le coupable est assez facile à identifier : c’est moi qui ai été con d’accepter ce boulot, tout simplement.

J’aurais juste dû le refuser.


Maintenant, ceci étant dit, prenons un peu de recul et essayons d’identifier des archétypes de collaborateurs qui se rapprochent de ce portrait.

Dans le milieu du jeu vidéo, c’est très fréquent, finalement, de partir en crunch mode. C’est une pratique assez abjecte, le symptôme d’un management malade, qui consiste à demander aux employés de faire des heures supplémentaires à un rythme et une durée mauvais pour la santé, la vie sociale, et la vie familiale.


J’avais lu à ce propos un article vraiment passionnant sur la gestion du studio Lionhead par Peter Molyneux.

Un bon gag raconté dans cet article : Peter Molyneux qui annonce lors d’une conférence que le jeu sur lequel son équipe travaillait alors, un jeu prévu à la base pour être joué en solo, passerait en multijoueur. Il s’agissait de « Fable ».

Une annonce comme ça, c’est complètement ridicule et ça change tellement les perspectives sur les contraintes techniques du projet que c’est à en devenir malade.

Je suis sûr que cette annonce a dû donner envie de se pendre aux programmeurs du projet.


Actuellement, au moment de l’enregistrement de ce podcast, c’est l’entreprise CD Projekt RED qui s’illustre par la mise en place d’un crunch mode. CD Projekt, c’est « The Witcher », Good Old Games et « Cyberpunk » (qui arrive bientôt, au moment de l’enregistrement de ce podcast).


Alors, ce n’est pas systématique, comme situation. J’ai plusieurs collègues qui font leur carrière dans le jeu vidéo en parvenant à éviter les crunch mode… mais ça reste quand même assez banal pour qu’il faille rester à l’affût en espérant ne pas tomber là-dedans.


En fait, mon décapiteur de santé était vraiment un petit joueur par rapport aux plus gros monstres de l’industrie du jeu vidéo, qui peuvent appliquer les mêmes effets, mais avec beaucoup plus de force.

Je veux dire que j’œuvrais dans un contexte en tant qu’indépendant, sans grosse pression sur la réussite ou l’échec du projet, sans la pression non plus de risquer de faire couler une boîte. Je me suis foutu là-dedans tout seul, par curiosité et esprit d’aventure.

Mais ceux qui embarquent dans les crunch mode d’entreprise jouent leur poste, la vie de leur boîte, la situation de leurs collègues, la stabilité de leur situation familiale. Les pressions à embarquer dans ce type de mouvement sont beaucoup plus fortes, et les débordements sociaux peuvent être aussi beaucoup plus moches.

De mon côté, avec ma petite expérience, je pétais les plombs, mais je pétais les plombs tout seul (enfin, avec ma conjointe en soutien moral), et ça se passait plutôt bien finalement.

Mais dans un contexte de travail avec une équipe plus grande, plus resserrée, quand vous péter les plombs au milieu de vos collègues, qui eux aussi deviennent complètement barrés, avec des enjeux de pouvoir et de cohabitation sociale forcée, ça peut devenir très, très sale.


Alors, globalement, que dire de ce genre de situation ?

Premièrement, vous avez toujours le choix.

Si une situation de travail vous semble aberrante, barrez-vous. Un travail aux conditions dégradantes ne vous mérite pas. Je ne dis pas que ça va être facile de trouver un autre boulot. Soyez aussi vigilant dans la façon dont vous allez pouvoir vous désengager du travail. Il me semble qu’une démission en France coupe vos droits au chômage. Essayez plutôt une résistance plus passive ou plus amicale : refuser les conditions anormales, sans quitter le poste. Si vous vous faites virer, ou s’il y a un renvoi à l’amiable, les droits que vous pourriez ainsi toucher vous aideront à rebondir plus confortablement vers des conditions de vie plus saines.


Ne vous fâchez avec personne. Après mon expérience de travail cassée, je suis resté en contact avec mon gentil décapiteur. J’ai toujours beaucoup d’estime pour son travail, ses intérêts – je trouve vraiment que c’est super important, ce qu’il fait pour notre société. Je retravaillerais avec plaisir sur ses projets, mais certainement pas dans les mêmes conditions.

Encore une fois, je reviens là-dessus, ce n’était pas quelqu’un de malveillant, pas un pervers narcissique, un violent ou un vicieux. L’industrie du jeu s’illustre régulièrement par des éclats mettant en scène ce type de triste individu.

Là, rien de tout ça. Juste un crunch aberrant, parti sur un malentendu complètement pété, et une motivation surdimensionnée de mon côté.


Ce qui est intéressant, c’est que ce type d’organisation de travail, désastreuse, se ressent sur la qualité du projet une fois qu’il arrive entre les mains des utilisateurs et utilisatrices. Ça donne des interfaces toutes pétées, des contrôles aberrants, plein de problèmes parce que l’équipe qui a dû concevoir tout ça manquait de recul, de temps et de santé mentale et physique.

Ces problèmes d’organisation se reflètent dans le résultat final.


Pour finir ce podcast, un conseil : vous pouvez vous aussi tomber sur de gentils décapiteurs de santé. Ne soyez pas stupide : ne leur offrez pas votre cou en vous disant que ça pourrait être marrant.


Voilà, si vous avez aimé ce podcast, si vous pensez qu’il pourrait intéresser du monde autour de vous, vous pouvez valoriser sa visibilité en utilisant le système de notation qui va avec votre environnement d’écoute. Ça peut aider tout le monde.

Merci à vous, à la semaine prochaine.


Merci d’avoir écouté ce podcast. Je vous invite à vous abonner pour ne pas rater les prochains épisodes. Si vous voulez en savoir plus sur moi, je vous invite à consulter mon profil LinkedIn : Thomas Gaudy. Si vous souhaitez de l’accompagnement pour implémenter ces notions et ces outils dans vos équipes et vos projets, vous pouvez faire appel à mes services de consultant en UX design. Il vous suffit de me contacter via mon profil Linkedin. Au plaisir!


Pour approfondir sur le sujet du crunch mode :

CD Projekt RED goes into "overdrive" to finish Cyberpunk 2077 article en anglais par Derek Strickland.


Transcription et correction du podcast : Mélissa Lamontagne

Édition : Stéphanie Akré

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