Transcription du podcast :
Bienvenue sur le podcast « Parlons UX Design ». Je suis Thomas Gaudy, UX designer spécialisé en accessibilité des jeux vidéo aux personnes ayant un handicap.
Salut tout le monde!
Pour ce 30e podcast, j’ai envie de revenir sur mon expérience de jeu sur No Man’s Sky.
J’ai plus brièvement abordé le jeu sur une vidéo, qui va d’ailleurs sortir après le podcast, mais j’avais envie de parler d’autres thématiques avec un peu plus de temps. Le propos du traitement de la vidéo, c’est d’expliquer que le jeu propose une forme de contradiction, mais qui sert très habilement les limitations techniques du jeu.
No Man’s Sky, c’est un jeu qui propose des environnements générés de façon procédurale, c’est-à-dire que l’on définit des règles de constructions plutôt que de définir la construction elle-même. Ça permet d’obtenir des variations dans les rendus de ces constructions en jouant sur les valeurs.
On voit souvent ce principe appliqué, par exemple, aux arbres dans les jeux vidéo. Auparavant, il y avait des spécialistes pour faire des arbres à la main. C’était souvent très beau, mais ça prenait un temps fou. Maintenant, les outils de génération d’arbres permettent de définir des fourchettes de valeurs minimales et maximales pour la taille, le nombre de branches, le nombre de feuilles aux branches, les possibilités d’orientation des branches.
No Man’s Sky fait ça pour sa végétation, sa topographie, ses caractéristiques de planètes… En fait, il applique ce principe de façon très appuyée sur la partie la plus visible et saillante du jeu.
Dans la vidéo, toujours, j’explique que ce procédé a des limites. Sur un grand nombre de propositions générées par ces règles de construction, on commence à ressentir une appréciation moyenne : tout devient assimilable à ce qui gravite à une forme de norme. Les variables qui définissent les environnements se font sentir, et les impossibilités de création, encore plus.
En d’autres termes, au fur et à mesure de la progression dans le jeu, on apprend à faire le deuil de certaines attentes : des paysages vraiment hors normes, très différents de ce que le jeu pouvait offrir auparavant… non, il n’y en aura pas. Pas de grosses surprises. Juste un amoncellement de petites surprises amoncelées par ces fameuses règles de construction. Avec toutefois quelques différences notables, mais qui ressortent justement parce qu’elles sont ouvragées à la main, dans un style très distinct.
Je pense en particulier à la première entrée dans la première base spatiale, qui proposerait d’ailleurs la même expérience que la millième entrée dans la millième base spatiale. Elles sont toutes exactement similaires. Je pense aussi à la découverte de la base « Anomaly », qui est vraiment magnifique.
La génération procédurale montre ses limites, mais celles-ci sont compensées par le gameplay, qui incite à jouer avec un autre système de jeu : les interfaces du menu. Et là, on bascule dans un tout autre univers.
J’aime beaucoup les efforts de vulgarisation en science, qui expliquent les problèmes à concilier la physique à très grande échelle, et celle, à plus petite échelle, des particules.
L’opposition la plus connue, c’est celle de la théorie de la relativité générale et celle de la physique quantique. La première fonctionne bien pour expliquer des macrophénomènes, tandis que la seconde fonctionne bien pour expliquer des microphénomènes. Mais si vous inversez les domaines d’application, c’est beaucoup plus compliqué.
No Man’s Sky n’est pas du tout un cours de vulgarisation de physique, mais il présente une opposition avec un peu le même type de saveur (entre micro et macro).
D’une part, un environnement macro, avec ses règles de génération procédurale, ses règles de déplacement. D’autre part, un environnement micro : différentes interfaces d’inventaire, où l’on manipule des atomes, et des règles de déplacement et de représentation complètement distinctes.
Le jeu ne parvient pas à unifier les deux approches. Il ne cherche même pas, d’ailleurs.
En d’autres termes, il n’y a pas de représentation intégralement diégétique du jeu. Elle n’est pas souhaitée, elle n’est pas souhaitable. En fait, ça tuerait le jeu tel qu’il est actuellement.
Je reviens sur la boucle de gameplay principale. Votre but est de vous déplacer avec de plus en plus d’aisance dans le macrocosme. Pour cela, vous devez optimiser les systèmes d’inventaire de votre avatar et ses différents véhicules.
Ces systèmes d’inventaire sont contraints, c’est-à-dire qu’ils n’acceptent qu’un nombre limité de ressources différentes. D’autre part, ces systèmes d’inventaire sont en demande, c’est-à-dire qu’ils nécessitent l’apport de certaines ressources particulières pour être optimisés.
Le jeu va donc consister à parcourir le macrocosme pour trouver les ressources adéquates à placer dans le microcosme du système d’inventaire.
Ce faisant, cela va vous permettre de débloquer d’une part des possibilités d’exploration étendue, pour accéder plus facilement à une plus grande variété de ressources… et d’autre part, vous allez pouvoir repousser les contraintes de vos inventaires en augmentant – légèrement et par progression successive – votre espace de stockage.
L’espace de stockage est vraiment une donnée clé. C’est lui qui vous permet de ranger vos ressources avec plus d’aisance. Cette notion d’espace de stockage est à rapprocher avec une notion en UX design super importante : la taille de votre espace de travail.
Par « espace de travail », il y a plusieurs notions à prendre en compte.
Il y a la notion cognitive, que j’ai apprise par Évelyne Clément à l’UFR de psychologie de Rouen, qui considère le maillage des possibilités d’action dans une tâche de résolution de problèmes – problèmes nécessitant des actions dénombrables.
Dans No Man’s Sky, le jeu étend progressivement ce maillage de possibilités d’action par l’inclusion de nouvelles ressources, et l’augmentation de l’espace de stockage permet de donner plus de flexibilité dans la résolution de la gestion de ces ressources pour optimiser encore davantage les capacités des inventaires.
Il y a aussi l’approche que j’avais lue il y a longtemps chez Jakob Nielsen, encore lui, qui considère non plus le maillage des possibilités d’action, mais la surface sur laquelle on peut travailler.
Par exemple, pour être plus à l’aise de faire des travaux, souvent vous avez besoin d’un atelier. Pour être encore plus à l’aise, vous allez avoir besoin d’un plus grand atelier. Ça va vous permettre de laisser un peu de bordel ici et là, de laisser des trucs en chantier, et de ne pas avoir à systématiquement tout ranger lorsque vous devez passer à une autre étape de votre travail.
Même chose avec un bureau physique : plus vous avez besoin de surfaces planes, de tiroirs, plus vous avez de possibilités d’organisation, mais aussi de désorganisation, pour vous sentir plus à l’aise.
Même chose encore avec le bureau virtuel, que ce soit un bureau Windows, iOS, Android, Linux ou autre : plus votre espace comporte un nombre important de pixels, plus vous avez de la place pour faire vos affaires.
No Man’s Sky, dans ses inventaires, c’est donc un problème de gestion de l’espace de travail sur ces deux niveaux. Les possibilités d’action se font grandissantes par la considération progressive de nouvelles ressources à manipuler, et l’espace virtuel pour les déplacer à l’écran est restreint et vous devez chercher à l’augmenter.
Disons que la définition de l’espace de travail par Évelyne Clément constitue l’ingrédient principal qui définit la difficulté du jeu. Le challenge est défini par un nombre grandissant de ressources à manipuler.
L’approche de Nielsen constitue la solution au problème précédent : la recherche d’espace d’affichage et de stockage, pour manipuler de plus en plus de ressources, de plus en plus aisément.
Une fois que la difficulté principale et sa solution sont définies, tout le reste est secondaire. Pas négligeable, mais secondaire.
Dans ce très vaste univers, tout finit par se ressembler. L’exploration n’est plus qu’une récompense secondaire par rapport au propos de gestion des espaces de travail constitués par les écrans d’inventaire.
Si vous n’aimez pas errer dans les menus d’inventaire, ne vous lancez pas dans ce jeu – c’est là que ça se passe.
Là où les choses deviennent intéressantes, c’est sur les points de friction entre les deux représentations, micro et macro, de l’univers de jeu.
Par « macro », on reste à une échelle modeste, celle de l’avatar humain…
Donc, vous allez constamment lutter contre les limites de votre espace d’inventaire. Comprenez : votre espace de stockage va être le plus souvent plein ou quasi plein. Vous allez donc parfois devoir évacuer des ressources, et d’autres fois, en faire rentrer pour contribuer à l’optimisation, l’agrandissement, de votre espace de stockage.
Commençons par l’évacuation, donc par les problèmes de la vente de ressources.
Lorsque vous vendez des choses, pour faire de la place, mais aussi pour vous permettre d’acheter d’autres ressources plus pertinentes, vous ne considérez pas d’un seul regard tout votre stock de ressources.
Celui-ci est fragmenté : il y a le stock de votre avatar, le stock de votre vaisseau et le stock de votre cargo (qui viendra bien plus tard).
Si vous vendez une ressource parce que vous avez besoin d’argent, êtes-vous sûr de vouloir vendre tout ce que votre avatar possède? Avez-vous des réserves sur votre vaisseau? En avez-vous sur votre cargo?
C’est important, car certaines ressources sont vitales pour le maintien en vie de votre avatar.
Une vente un peu expéditive, et vous pouvez vous retrouver dans une situation difficilement rattrapable. Ça se fait, mais ça demande tellement de temps que ce serait dommage.
Il faut donc s’assurer de l’état des stocks (celui de votre avatar, de votre vaisseau, de votre cargo), et l’interface de vente ne permettant pas d’afficher ces différentes informations simultanément à l’écran, il faut les mémoriser.
Même si c’est juste pour quelques secondes, la mémorisation d’information dans les jeux vidéo est à considérer avec précaution. En règle générale, mieux vaut éviter de compter sur la mémorisation du joueur, et ce, pour plusieurs raisons (deux principales, à mon sens).
La première, c’est qu’il y a un risque d’erreur et celle-ci peut s’avérer aussi frustrante qu’inutile.
Sauf si, évidemment, le propos du gameplay est d’éprouver les capacités de mémorisation du joueur, comme dans Papers, Please, mais ce n’est a priori pas le cas ici.
La seconde, c’est qu’elle est énergivore. Pour un loisir censé divertir et délasser le joueur, la mémorisation lui coûte un investissement cognitif dont il pourrait préférer faire l’économie.
Même si ce sont de petits risques d’erreurs, et même si ce sont de petits investissements cognitifs, les lacunes de ces interfaces font qu’à chaque manipulation, ces deux problèmes se posent, et si ces manipulations arrivent souvent, et bien ce sont des problèmes qui se font ressentir souvent également.
Il y a un côté cumulatif causé par la multiplication des manipulations de l’inventaire.
Ça, c’est pour la vente. Je disais qu’il y a deux propos pour la vente : libérer de l’espace et gagner de l’argent pour pouvoir ensuite acheter des ressources plus pertinentes.
Parlons maintenant des procédures d’achat.
Si vous voulez acheter quelque chose, c’est qu’il y a un propos derrière, une utilité : souvent, il s’agira d’obtenir une ressource particulière et utile pour l’optimisation de votre espace d’inventaire.
Très bien. Vous pouvez avoir besoin d’une certaine quantité de cette ressource. Cette ressource peut aussi être sollicitée par plusieurs composants de votre système d’inventaire.
Il y a donc plusieurs paramètres à prendre en compte pour vos achats… De quelle quantité disposez-vous déjà pour la ressource convoitée? Quels composants peuvent en avoir besoin?
Vos ressources peuvent servir à fabriquer d’autres ressources, et cette chaîne de conception sert en général à un propos d’optimisation finale.
Donc, quelles sont les possibilités de chaînes de conception qui vous permettent de lier l’achat de ressources et l’optimisation de l’interface?
Toutes ces informations ne sont pas rappelées par l’interface des terminaux lors des procédures d’achat, et ce n’est pas un problème de manque de place à l’écran.
Sur la disposition des informations à l’écran, vous avez un bon tiers d’espace, presque une moitié d’écran en fait, laissé vide. À droite, les éléments achetables, et à gauche, eh bien… rien. Un remplissage cosmétique : vous voyez le terminal de vente, c’est joli, mais lassant assez rapidement, et surtout, ce n’est pas pratique.
Ce que ça donne, pour le joueur, eh bien, ce sont de nombreux allers et retours sur les différents écrans d’inventaire, pour établir et mémoriser des ressources à acheter.
Alors tout ça n’est pas inintéressant, mais il faut comprendre que cela déplace grandement le propos du jeu. Parce que l’on se bat contre le système d’inventaire, et le propos du jeu n’est donc plus d’explorer un vaste monde, mais d’organiser la façon de le faire tenir dans sa poche.
Pour ma part, je me suis beaucoup amusé à me battre contre cet inventaire. J’ai accepté que le challenge se déplace à ce niveau d’échelle, mais il y a une forme de surprise, et il y a une forme d’arnaque aussi. Le jeu, dans sa communication auprès des communautés de joueurs, vend du rêve à propos de l’exploration de planètes, de systèmes solaires, de galaxies. Or, la gestion abstraite d’atomes dans votre sac se rapproche plus d’une forme de Candy Crush que d’un jeu d’aventure : le propos se déplace sur quelque chose d’à la fois très abstrait, mais aussi de très illogique.
Par exemple, vous n’avez plus d’espace dans votre inventaire? Eh bien, combinez votre pile d’atomes de carbone dans votre inventaire plein à la pile de carbone de l’inventaire plein de votre vaisseau : ça s’emboîte, et vous venez de libérer un espace de rangement, ce qui est un excellent mouvement, bravo, continuez. Le jeu, en fait, c’est beaucoup ça.
Ce problème de glissement de l’enjeu ludique constitue à la fois une solution et un problème.
Une solution, car ce glissement permet de se focaliser sur un système tellement abstrait que les limitations dans la représentation procédurale de l’univers exploré deviennent secondaires.
Un problème, car cette exploration devrait rester le propos principal.
L’inventaire permet donc de valoriser l’exploration spatiale, en minorant ses défauts par la présentation de contraintes encore plus aberrantes, qui deviennent, de fait, le challenge principal du jeu. Mais… elle nuit à la qualité narrative du jeu, qui se perd dans de la microgestion abstraite. Ce qui m’amènera à parler d’un autre point très intéressant dans No Man’s Sky : sa narration. Ce sera pour le prochain podcast.
Merci beaucoup pour votre écoute! Donc, on va reparler dans sept jours de No Man’s Sky, mais sur l’aspect narratif.
Si vous avez aimé ce podcast, si vous pensez qu’il peut intéresser d’autres personnes, pensez de votre côté à le valoriser, à valoriser sa visibilité en employant le système de notation spécifique à votre environnement d’écoute. Merci beaucoup, à la semaine prochaine.
Merci d’avoir écouté ce podcast. Je vous invite à vous abonner pour ne pas rater les prochains épisodes. Si vous voulez en savoir plus sur moi, je vous invite à consulter mon profil LinkedIn : Thomas Gaudy. Si vous souhaitez de l’accompagnement pour implémenter ces notions et ces outils dans vos équipes et vos projets, vous pouvez faire appel à mes services de consultant en UX design. Il vous suffit de me contacter via mon profil LinkedIn. Au plaisir!
En savoir + :
Papers, please ! de Lucas Pope
Diégétique - Définition : représentation totalement ancrée dans l’espace physique et narratif du jeu.
Définition des Espaces de travail par Evelyne Clément (UFR de psycho de Rouen, France) => Écoutez l'épisode #11 : Théories psychologiques - Partie 3.
Jakob Nielsen ( titulaire d'un doctorat en interactions homme-machine, obtenu à l'Université technique du Danemark ) est un expert dans le domaine de l'ergonomie informatique et de l'utilisabilité des sites web qui considère les surfaces d’espaces de travail.
Vulgarisation scientifique (physique) => Aurélien Barreau
Transcription et correction du podcast : Mélissa Lamontagne
Édition : Stéphanie Akré
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